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SAMEDI 9 AVRIL – DIMANCHE 10 AVRIL

A 13 HEURES LE SAMEDI, la procureur Martina Fransson à Södertälje avait terminé ses réflexions. Le cimetière sauvage dans la forêt de Nykvarn était un méchant sac de nœuds et la section criminelle avait cumulé une quantité incroyable d’heures supplémentaires depuis le mercredi où Paolo Roberto avait livré son match de boxe contre Ronald Niedermann dans le hangar. Ils avaient sur les bras au moins trois homicides de personnes qui avaient été enterrées sur le terrain, un enlèvement avec violence et des coups et blessures aggravés à l’encontre de l’amie de Lisbeth Salander, Miriam Wu, et, pour finir, un incendie criminel. Il leur fallait aussi associer Nykvarn avec l’incident à Stallarholmen, qui n’était pas situé dans le même district de police, mais où Carl-Magnus Lundin du MC Svavelsjö était un personnage-clé. Pour l’instant, Lundin était à l’hôpital de Södertälje, un pied dans le plâtre et une plaque d’acier dans la mâchoire. Et quoi qu’il en soit, tous ces crimes tombaient sous l’autorité de la police départementale, ce qui signifiait que Stockholm aurait le dernier mot.

Au cours du vendredi, ils avaient délibéré pour les lancements de mandats d’arrêt. Lundin était lié à Nykvarn, avec certitude. Avec un peu de retard, on avait pu établir que l’entrepôt était la propriété d’une Anneli Karlsson, cinquante-deux ans, domiciliée à Puerto Banus en Espagne. C’était une cousine de Magge Lundin, elle n’était pas fichée et dans ce contexte elle semblait surtout faire office de prête-nom.

Martina Fransson referma le dossier de l’enquête préliminaire. L’instruction n’en était encore qu’au stade initial et serait complétée de plusieurs centaines de pages avant de pouvoir aboutir à un procès. Mais Martina Fransson devait dès maintenant prendre une décision concernant certains points. Elle regarda ses collègues policiers.

— Nous avons assez de matériel pour entamer une action judiciaire contre Lundin pour complicité d’enlèvement de Miriam Wu. Paolo Roberto l’a identifié comme étant le chauffeur de la fourgonnette. Je vais également l’arrêter pour complicité probable d’incendie criminel. Nous attendrons avec les poursuites pour complicité de meurtre des trois personnes que nous avons déterrées sur le terrain, en tout cas jusqu’à ce que toutes soient identifiées.

Les policiers hochèrent la tête. Ils ne s’étaient pas attendus à autre chose.

— Qu’est-ce qu’on fait pour Benny Nieminen ?

Martina Fransson feuilleta les documents sur son bureau jusqu’à ce qu’elle trouve Nieminen.

— Ce monsieur a un palmarès impressionnant. Vol à main armée, détention illégale d’arme, coups et blessures aggravés ou non, homicide et infractions liées à la drogue. Il a donc été arrêté en même temps que Lundin à Stallarholmen. Je suis absolument convaincue qu’il est mêlé à tout ça – le contraire serait invraisemblable. Mais le problème est que nous n’avons rien contre lui.

— Il dit qu’il n’est jamais allé à l’entrepôt à Nykvarn et qu’il est seulement venu faire un tour de moto avec Lundin, dit l’inspecteur criminel qui était chargé de Stallarholmen pour le compte de Södertälje. Il prétend qu’il ignorait tout de ce que Lundin devait faire à Stallarholmen.

Martina Fransson se demanda s’il y avait un moyen de refiler l’affaire au procureur Richard Ekström à Stockholm.

— Nieminen refuse de dire ce qui s’est passé, mais nie farouchement être complice d’un crime, poursuivit l’inspecteur criminel.

— Effectivement, on en arriverait à dire que lui et Lundin sont les victimes à Stallarholmen, dit Martina Fransson en tambourinant, agacée, du bout des doigts. Lisbeth Salander, ajouta-t-elle d’une voix dans laquelle perçait un doute manifeste. Nous parlons donc d’une fille qui a l’air d’être tout juste pubère, qui mesure un mètre cinquante et qui n’a certainement pas la force physique exigée pour maîtriser Nieminen et Lundin.

— A moins d’être armée. Avec un pistolet, elle peut compenser les défauts de son physique de moineau.

— Mais ça ne colle pas tout à fait avec la reconstitution.

— Non. Elle a utilisé du gaz lacrymogène et elle a donné des coups de pied à l’entrejambe et au visage de Lundin avec une telle rage qu’elle lui a éclaté un testicule et brisé la mâchoire. La balle dans le pied a dû être tirée après les coups. Mais j’ai dû mal à croire que c’était elle qui était armée.

— Le labo a identifié l’arme qui a tiré sur Lundin. C’est un Wanad P-83 polonais avec des munitions Makarov. Il a été retrouvé à Gosseberga près de Göteborg et il porte les empreintes de Salander. On peut se permettre de supposer qu’elle a emporté le pistolet à Gosseberga.

— Oui. Mais le numéro de série démontre qu’il a été volé il y a quatre ans dans le cambriolage d’une armurerie à Örebro. Le cambrioleur a fini par se faire coincer, mais il s’était débarrassé des armes. Il s’agissait d’un talent local avec des problèmes de drogue, qui évoluait dans les cercles proches du MC Svavelsjö. J’ai plutôt envie de caser le pistolet soit chez Lundin, soit chez Nieminen.

— Ça peut être simplement que Lundin portait le pistolet et que Salander l’a désarmé et qu’un coup est parti qui l’a touché au pied. Je veux dire, l’intention n’a en aucun cas pu être de le tuer, puisqu’il est en vie.

— Ou alors elle lui a tiré dans le pied par sadisme. Qu’est-ce que j’en sais ? Mais comment est-elle venue à bout de Nieminen ? Il n’a aucune blessure apparente.

— Si, il a quelque chose. Deux petites brûlures sur la poitrine.

— Et ?

— Je dirais une matraque électrique.

— Salander aurait donc été armée d’une matraque électrique, de gaz lacrymogène et d’un pistolet. Combien est-ce que ça pèse, tout ça ? Non, je suis plutôt d’avis que c’est soit Lundin, soit Nieminen qui a apporté l’arme et qu’elle les a désarmés. Nous ne saurons exactement comment Lundin a reçu la balle que lorsque l’un des protagonistes se mettra à table.

— OK.

— La situation est donc la suivante : Lundin est mis en détention provisoire sous les chefs d’accusation que j’ai déjà mentionnés. En revanche, nous n’avons strictement rien contre Nieminen. Je vais être obligée de le libérer cet après-midi.

 

 

BENNY NIEMINEN ÉTAIT d’une humeur exécrable en quittant la cellule de dépôt de l’hôtel de police de Stockholm. Il avait soif aussi, au point qu’il s’arrêta tout de suite dans un tabac acheter un Pepsi qu’il siffla directement. Il acheta aussi un paquet de Lucky Strike et une boîte de tabac à priser. Il ouvrit son téléphone portable, vérifia l’état de la batterie et composa ensuite le numéro de Hans-Åke Waltari, trente-trois ans et numéro trois dans la hiérarchie interne du MC Svavelsjö. Il entendit quatre sonneries avant que Waltari réponde.

— Nieminen. Je suis sorti.

— Félicitations.

— T’es où ?

— A Nyköping.

— Et qu’est-ce que tu fous à Nyköping ?

— On a décidé de se faire tout petits quand vous avez été arrêtés, toi et Magge, jusqu’à ce qu’on connaisse les positions.

— Maintenant tu les connais, les positions. Où ils sont, tous ?

Hans-Åke Waltari expliqua où se trouvaient les cinq membres restants du MC Svavelsjö. L’explication ne suffit pas à calmer ni à satisfaire Benny Nieminen.

— Et qui mène la barque pendant que vous vous planquez comme des foutues gonzesses ?

— C’est pas juste. Toi et Magge, vous vous tirez pour un putain de boulot dont on ignore tout et puis brusquement vous êtes impliqués dans une fusillade avec cette salope qui a tous les flics de Suède au cul, et Magge se ramasse une bastos et toi tu te fais coffrer. Et pour couronner le tout, les flics déterrent des macchabs dans l’entrepôt à Nykvarn.

— Oui, et alors ?

— Alors on a commencé à se demander si toi et Magge, vous nous cachez pas quelque chose.

— Et ça serait quoi d’après toi ? C’est nous qui amenons le business à la boîte, non ?

— Mais je n’ai jamais entendu dire que l’entrepôt serait aussi un cimetière planqué dans les bois. C’est qui, ces macchabées ?

Benny Nieminen avait une réplique tranchante au bout de la langue, mais il se retint. Hans-Åke Waltari était un connard fini, mais la situation n’était pas la mieux choisie pour démarrer une dispute. Il fallait agir vite pour consolider les forces. Après s’être sorti de cinq interrogatoires en niant tout en bloc, ce ne serait pas très malin de claironner qu’il possédait malgré tout des connaissances en la matière dans un téléphone portable à deux cents mètres du commissariat.

— J’en sais rien, moi, dit-il. T’occupe pas des macchabées. Mais Magge est dans la merde. Il va rester en taule pendant un moment, et pendant son absence, c’est moi le boss.

— D’accord. La suite des opérations, c’est quoi ? demanda Waltari.

— Qui s’occupe de la surveillance du local si vous vous terrez tous ?

— Danny Karlsson est resté là-bas pour garder les positions. La police a fait une descente le jour où vous avez été arrêtés. Ils n’ont rien trouvé.

— Danny K. ! s’exclama Nieminen. Danny K., mais c’est un putain de débutant, un chiard qu’a encore la morve au nez !

— T’inquiète. Il est avec le blondinos, tu sais, le mec que toi et Magge vous traînez des fois avec vous.

Benny Nieminen devint soudain tout glacé. Il jeta un rapide coup d’œil autour de lui et s’éloigna ensuite de quelques mètres de la porte du tabac.

— Qu’est-ce que t’as dit ? demanda-t-il à voix basse.

— Tu sais, cet enfoiré blond que vous voyez, toi et Magge, il s’est pointé et il voulait qu’on l’aide à trouver une planque.

— Mais bordel de merde, Waltari, il est recherché dans tout le putain de pays pour le meurtre d’un poulet.

— Oui… c’est pour ça qu’il avait besoin d’une planque. Qu’est-ce qu’on pouvait faire ? C’est votre pote, à toi et Magge.

Benny Nieminen ferma les yeux pendant dix secondes. Ronald Niedermann avait fourni au MC Svavelsjö beaucoup de boulots et de gros bénéfices pendant plusieurs années. Mais ce n’était absolument pas un ami. C’était un redoutable salopard et un psychopathe, et qui plus est un psychopathe que la police traquait au lance-flammes. Benny Nieminen ne faisait pas confiance à Ronald Niedermann une seule seconde. Le top serait qu’on le retrouve avec une balle dans le crâne. Ça calmerait en tout cas l’ardeur des flics.

— Et qu’est-ce que vous avez fait de lui ?

— Danny K. s’en occupe. Il l’a emmené chez Viktor.

Viktor Göransson était le trésorier du club et son expert-comptable, il habitait du côté de Järna. Göransson avait un bac en économie et avait débuté sa carrière comme conseiller financier d’un Yougoslave régnant sur quelques cabarets jusqu’à ce que toute la bande se fasse coincer pour criminalité économique aggravée. Il avait rencontré Magge Lundin dans la prison de Kumla au début des années 1990. Il était le seul au MC Svavelsjö à toujours se balader en costard-cravate.

— Waltari, tu prends ta caisse et tu me retrouves à Södertälje. Viens me chercher devant la gare des trains de banlieue d’ici trois quarts d’heure.

— Bon, bon. Pourquoi t’es si pressé ?

— Parce qu’il faut absolument qu’on prenne la situation en main au plus vite.

 

 

HANS-ÅKE WALTARI OBSERVAIT en douce Benny Nieminen qui gardait un silence boudeur tandis qu’ils roulaient vers Svavelsjö. Contrairement à Magge Lundin, Nieminen n’était jamais très sympa à côtoyer. Il était beau et il paraissait doux, mais en réalité il explosait vite et il pouvait être vachement redoutable, surtout quand il avait picolé. Pour l’instant il était sobre, mais Waltari ressentit une certaine inquiétude à l’idée que Nieminen allait prendre la direction. Magge avait toujours, d’une façon ou d’une autre, su calmer le jeu de Nieminen. Il se demandait de quoi serait fait l’avenir avec Nieminen comme président temporaire du club.

Danny K. n’était pas au local. Nieminen essaya deux fois de l’appeler sur son portable, mais n’obtint pas de réponse. Ils rentrèrent chez Nieminen, à un bon kilomètre du club. La police avait opéré une perquisition là aussi, mais sans rien trouver d’utilisable dans l’enquête concernant Nykvarn. La police n’ayant trouvé aucune charge contre lui, Nieminen se retrouvait en liberté.

Il prit une douche et se changea pendant que Waltari attendait patiemment dans la cuisine. Ensuite ils marchèrent cent cinquante mètres dans la forêt derrière la maison de Nieminen et enlevèrent la terre qui couvrait un coffre superficiellement enterré, contenant six armes de poing, dont un AK-5, une grande quantité de munitions et deux bons kilos d’explosifs. C’était le petit stock personnel de Nieminen. Deux des armes dans le coffre étaient des Wanad P-83 polonais. Ils provenaient du même lot que le pistolet dont Lisbeth Salander avait délesté Nieminen à Stallarholmen.

Nieminen écarta Lisbeth Salander de son esprit. Le sujet était sensible. Dans la cellule à l’hôtel de police à Stockholm, il n’avait cessé de se rejouer mentalement la scène quand lui et Magge Lundin étaient arrivés à la maison de campagne de Nils Bjurman et avaient trouvé Salander dans la cour.

Le déroulement des événements avait été totalement inattendu. Magge Lundin et lui étaient allés là-bas pour foutre le feu à cette baraque. Ils suivaient les ordres de ce putain de géant blond. Et ils étaient tombés sur cette saloperie de Salander – toute seule, un mètre cinquante de haut et maigre comme un clou. Nieminen se demandait combien elle pesait réellement. Ensuite tout avait foiré pour partir en vrille dans une orgie de violence à laquelle aucun des deux n’avait été préparé.

D’un point de vue purement technique, il pouvait expliquer le déroulement. Salander avait vidé une cartouche de gaz lacrymogène à la gueule de Magge Lundin. Magge aurait dû s’y attendre mais ça n’avait pas été le cas. Elle lui avait balancé deux coups de tatane et il ne faut pas énormément de force musculaire pour briser une mâchoire. Elle l’avait pris par surprise. Ça pouvait s’expliquer.

Mais ensuite elle s’était attaquée aussi à lui, Benny Nieminen, l’homme que des mecs bien entraînés hésitaient à venir titiller. Elle se déplaçait tellement vite. Il avait eu du mal à sortir son arme. Elle l’avait écrasé avec une facilité aussi humiliante que si elle avait simplement écarté un moustique de la main. Elle avait une matraque électrique. Elle avait…

En se réveillant, il ne s’était souvenu de presque rien, Magge Lundin avait une balle dans le pied et la police était en route. Après des palabres entre la police de Strängnäs et celle de Södertälje, il s’était retrouvé au violon à Södertälje. Et cette meuf avait volé la Harley Davidson de Magge Lundin. Elle avait découpé dans son blouson de cuir le logo du MC Svavelsjö – le symbole même qui faisait s’écarter les gens dans les troquets et qui lui conférait un prestige que le simple Suédois de base ne pouvait pas comprendre. Elle l’avait humilié.

Benny Nieminen se mit soudain à bouillir intérieurement. Il s’était tu tout au long des interrogatoires. Jamais il ne pourrait raconter ce qui s’était passé à Stallarholmen. Jusqu’à cet instant, Lisbeth Salander n’avait signifié que dalle pour lui. Elle était un petit projet secondaire dont s’occupait Magge Lundin – encore une fois à la demande de ce foutu Niedermann. A présent, il la haïssait avec une passion qui l’étonnait. Habituellement, il restait froid et lucide, alors que maintenant il sentait qu’un de ces jours il aurait la possibilité de se venger et d’effacer la honte. Mais d’abord il devait mettre de l’ordre dans le chaos que Salander et Niedermann réunis avaient causé dans le MC Svavelsjö.

Nieminen prit les deux pistolets polonais qui restaient dans le coffre, les arma et en donna un à Waltari.

— T’as un plan particulier ?

— On va aller bavarder un peu avec ce Niedermann. Il n’est pas des nôtres et il n’a jamais été arrêté avant. Je ne sais pas comment il va réagir s’ils le chopent, mais s’il parle, il pourrait nous faire plonger. Alors on est tous bons pour la taule vite fait.

— Tu veux dire qu’on va…

Nieminen avait déjà décidé qu’il fallait éliminer Niedermann, mais il comprit que ce n’était pas le moment d’effrayer Waltari.

— Je ne sais pas. Il faut qu’on lui prenne le pouls. S’il a un plan et qu’il peut se casser rapidement à l’étranger, on pourra lui donner un coup de main. Mais tant qu’il risque d’être arrêté par la police, il constitue une menace pour nous.

 

 

LA FERME DE VIKTOR GÖRANSSON près de Järna était plongée dans le noir lorsque, au crépuscule, Nieminen et Waltari arrivèrent dans la cour. Rien que ça paraissait de mauvais augure. Ils attendirent un petit moment dans la voiture.

— Ils sont peut-être dehors, proposa Waltari.

— Ben voyons. Ils seraient allés boire un coup au troquet avec Niedermann, dit Nieminen et il ouvrit la portière.

La porte d’entrée n’était pas fermée à clé. Nieminen alluma le plafonnier. Ils passèrent de pièce en pièce. Tout était propre et bien rangé, probablement grâce à cette femme avec qui Göransson vivait.

Ils trouvèrent Göransson et sa compagne dans la cave, fourrés dans une buanderie.

Nieminen se pencha et contempla les cadavres. Il tendit le doigt et toucha la femme dont il ne se rappelait pas le nom. Elle était glacée et rigide. Cela voulait dire qu’ils étaient morts depuis vingt-quatre heures peut-être.

Nieminen n’avait pas besoin de l’avis d’un médecin légiste pour savoir comment ils étaient morts. Le cou de la femme avait été brisé lorsqu’on avait fait faire cent quatre-vingts degrés à sa tête. Elle était habillée d’un tee-shirt et d’un jean, et elle n’avait pas d’autres blessures visibles.

Viktor Göransson, par contre, n’était vêtu que d’un caleçon. Il avait été sérieusement passé à tabac et tout son corps était couvert de bleus et de plaies. Ses deux bras étaient cassés et pointaient dans toutes les directions comme des branches de sapin tordues. Il avait subi une maltraitance prolongée qu’il fallait bien qualifier de torture. Pour autant que Nieminen pouvait en juger, il avait finalement été tué par un coup puissant sur la gorge. Le larynx était profondément enfoncé dans le cou.

Benny Nieminen se redressa et remonta l’escalier de la cave, puis il alla dehors. Waltari le suivit. Nieminen traversa la cour jusqu’à la grange située cinquante mètres plus loin. Il défit le loquet et ouvrit la porte.

Il trouva une Renault bleu sombre.

— Qu’est-ce qu’il a comme voiture, Göransson ? demanda Nieminen.

— Il conduit une Saab.

Nieminen hocha la tête. Il sortit des clés de sa poche et ouvrit une porte tout au fond de la grange. Un simple coup d’œil lui apprit qu’il était arrivé trop tard. Une lourde armoire prévue pour des armes était grande ouverte. Nieminen fit une grimace.

— Un peu plus de 800.000 couronnes, dit-il.

— Quoi ? demanda Waltari.

— Un peu plus de 800.000 couronnes, c’est ce que le MC Svavelsjö avait dans cette armoire. Notre fric.

Trois personnes avaient été au courant de l’endroit où le MC Svavelsjö gardait la caisse en attente d’investissements et de blanchiment. Viktor Göransson, Magge Lundin et Benny Nieminen. Niedermann était en fuite. Il avait besoin de liquide. Il savait que Göransson s’occupait des finances.

Nieminen referma la porte et sortit lentement de la grange. Il réfléchissait intensément tout en essayant d’avoir une vue d’ensemble de la catastrophe. Une partie des ressources du MC Svavelsjö était sous forme de titres auxquels il aurait accès et une autre partie pourrait être reconstituée avec l’aide de Magge Lundin. Mais une grande partie des placements ne figurait que dans la tête de Göransson, à moins qu’il n’ait donné des instructions claires à Magge Lundin. Ce dont Nieminen doutait fort – Magge n’avait jamais été un as en économie. Nieminen estima grosso modo qu’avec la mort de Göransson, le MC Svavelsjö avait perdu jusqu’à soixante pour cent de ses fonds. Le coup était terrible. C’était surtout de l’argent liquide dont ils avaient besoin pour les dépenses quotidiennes.

— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda Waltari.

— Maintenant on va rencarder la police sur ce qui s’est passé.

— On va rencarder la police ?

— Putain, oui. Il y a mes empreintes dans la maison. Je veux qu’ils trouvent Göransson et sa meuf aussi vite que possible pour que le médecin légiste puisse établir qu’ils ont été tués pendant que j’étais en garde à vue.

— Je comprends.

— Tant mieux. Trouve Danny K. Je veux lui parler. C’est à-dire s’il est encore vivant. Et ensuite on va retrouver Ronald Niedermann. Ordre à tous les contacts qu’on a dans les clubs partout en Scandinavie d’ouvrir l’œil. Je veux la tête de ce salopard. Il se déplace probablement dans la Saab de Göransson. Trouve le numéro d’immatriculation.

 

 

LORSQUE LISBETH SALANDER SE RÉVEILLA le samedi après-midi, il était 14 heures et un médecin était en train de la manipuler.

— Bonjour, dit-il. Je m’appelle Sven Svantesson et je suis médecin. Tu as mal ?

— Oui, dit Lisbeth Salander.

— On va te donner des antalgiques tout à l’heure. Mais je voudrais d’abord t’examiner.

Il appuya et tripota son corps meurtri. Lisbeth eut le temps de devenir franchement irritée avant qu’il ait fini, mais elle se sentait trop épuisée pour entamer le séjour à Sahlgrenska avec une dispute et elle décida de se taire.

— Je vais comment ? demanda-t-elle.

— Je pense que ça va s’arranger, dit le médecin en prenant quelques notes avant de se lever.

Ce qui n’était guère reluisant comme réponse. Après son départ, une infirmière entra et aida Lisbeth avec le bassin. Ensuite, elle put dormir de nouveau.

 

 

ALEXANDER ZALACHENKO, alias Karl Axel Bodin, avalait un déjeuner composé d’aliments liquides. Même de tout petits mouvements des muscles faciaux causaient de violentes douleurs dans la mâchoire et dans l’os malaire, et mâcher n’était même pas envisageable.

Mais même si la douleur était terrible, il savait la gérer. Zalachenko était habitué à la douleur. Rien ne pouvait se comparer à la douleur qu’il avait ressentie pendant plusieurs semaines et mois quinze ans auparavant, après qu’il avait brûlé comme une torche dans la voiture au bord d’un trottoir de Lundagatan. Les soins n’avaient été qu’une sorte d’interminable marathon de la douleur.

Les médecins l’avaient estimé hors de danger, mais compte tenu de la gravité de ses blessures et eu égard à son âge, il resterait aux soins intensifs encore quelques jours.

Au cours de la journée du samedi, il reçut quatre visites.

Vers 10 heures, l’inspecteur Ackerman revint le voir. Cette fois, il avait laissé à la maison cette petite connasse de Sonja Modig et il était accompagné par l’inspecteur Jerker Holmberg, nettement plus sympathique. Ils posèrent à peu près les mêmes questions sur Ronald Niedermann que la veille au soir. Il avait préparé son histoire et ne commit aucune erreur. Quand ils commencèrent à l’assaillir de questions sur son éventuelle participation au trafic de femmes et à d’autres activités criminelles, il nia une nouvelle fois être au courant de quoi que ce soit. Il vivait de sa pension d’invalidité et ne savait pas de quoi ils parlaient. Il mit tout sur le compte de Ronald Niedermann et offrit toute son aide pour localiser le tueur de policier en fuite.

Hélas, concrètement, il ne pouvait pas leur être d’un grand secours. Il ignorait tout des cercles où évoluait Niedermann et il n’avait aucune idée de chez qui l’homme pouvait demander l’asile.

Vers 11 heures, il reçut la brève visite d’un représentant du ministère public, qui lui signifia formellement qu’il était soupçonné de complicité de coups et blessures aggravés voire de tentative d’homicide sur la personne de Lisbeth Salander. Zalachenko répondit patiemment en expliquant que c’était lui, la victime, et qu’en réalité c’était Lisbeth Salander qui avait essayé de le tuer. Le gars du ministère public lui proposa une aide juridique sous forme d’un avocat commis d’office. Zalachenko dit qu’il allait y réfléchir.

Ce qui n’était pas dans ses intentions. Il avait déjà un avocat et sa première mesure ce matin-là avait été de l’appeler et de lui demander de venir au plus vite. Martin Thomasson fut ainsi le troisième visiteur à son chevet. Il entra, la mine décontractée, passa la main dans sa tignasse blonde, ajusta ses lunettes et serra la main de son client. C’était un faux maigre et un vrai charmeur. On le soupçonnait certes d’avoir servi d’homme de main à la mafia yougoslave, une affaire qui était encore objet d’enquête, mais il avait aussi la réputation de gagner ses procès.

Une relation d’affaires avait tuyauté Zalachenko sur Thomasson cinq ans auparavant, quand il avait eu besoin de redispatcher certains fonds liés à une petite entreprise de financement qu’il possédait au Liechtenstein. Il ne s’agissait pas de sommes faramineuses, mais Thomasson avait agi de main de maître et Zalachenko avait fait l’économie d’une imposition d’office. Par la suite, Zalachenko avait eu recours à lui à quelques autres occasions. Thomasson comprenait que l’argent provenait d’une activité criminelle, ce qui ne semblait pas le perturber. Pour finir, Zalachenko avait décidé de refondre toute son activité dans une nouvelle entreprise, détenue par lui-même et Niedermann. Il était allé voir Thomasson en lui proposant d’en faire partie lui-même sous forme de troisième partenaire dans l’ombre et chargé de ce qui touchait aux finances. Thomasson avait accepté sans même réfléchir.

— Eh bien, monsieur Bodin, ça ne m’a pas l’air très agréable, tout ça.

— J’ai été victime de coups et blessures aggravés et de tentative de meurtre, dit Zalachenko.

— C’est ce que je vois. Une certaine Lisbeth Salander, si j’ai tout bien compris.

Zalachenko baissa la voix.

— Notre partenaire Niedermann s’est mis dans un sacré merdier, comme tu as dû t’en rendre compte.

— C’est ce que j’ai compris.

— La police me soupçonne d’être mêlé à tout ça…

— Ce qui n’est évidemment pas le cas. Tu es une victime et il est important de veiller tout de suite à ce que cette idée-là soit bien ancrée dans les médias. Mlle Salander a déjà eu pas mal de publicité négative… Je m’en occupe.

— Merci.

— Mais laisse-moi dire tout de suite que je ne suis pas un avocat pénal. Dans cette affaire, tu vas avoir besoin de l’aide d’un spécialiste. Je vais te trouver quelqu’un en qui tu pourras avoir confiance.

 

 

LE QUATRIÈME VISITEUR ARRIVA à 23 heures, et il réussit à franchir le barrage des infirmières en exhibant sa carte d’identité et en précisant qu’il venait pour une affaire urgente. On lui montra la chambre de Zalachenko. Le patient ne dormait pas encore, il était en pleine réflexion.

— Je m’appelle Jonas Sandberg, salua le visiteur et il tendit une main que Zalachenko choisit d’ignorer.

L’homme avait dans les trente-cinq ans. Ses cheveux étaient couleur sable et il était vêtu d’un jean décontracté, d’une chemise à carreaux et d’un blouson de cuir. Zalachenko le contempla en silence pendant quinze secondes.

— Je me demandais justement quand l’un de vous allait se pointer.

— Je travaille à la Säpo, dit Jonas Sandberg en montrant sa carte.

— Certainement pas, dit Zalachenko.

— Pardon ?

— Tu es peut-être employé à la Säpo, mais tu ne travailles pas pour eux.

Jonas Sandberg garda le silence un instant et regarda autour de lui dans la chambre. Il avança la chaise prévue pour les visiteurs.

— Si je viens si tard le soir, c’est pour ne pas attirer l’attention. Nous avons discuté sur la manière de vous aider et il nous faut mettre au point à peu près ce qui va se passer. Je suis tout simplement ici pour entendre votre version et comprendre vos intentions pour qu’on puisse élaborer une stratégie commune.

— Et quelle sera cette stratégie, d’après toi ?

Jonas Sandberg contempla pensivement l’homme dans le lit. Pour finir, il écarta les mains.

— Monsieur Zalachenko… J’ai bien peur qu’un processus se soit mis en branle impliquant des dégâts difficiles à évaluer. Nous avons discuté la situation. La tombe à Gosseberga et le fait que Salander ait reçu trois balles sont des faits difficiles à minimiser. Mais tout espoir n’est pas perdu. Le conflit entre vous et votre fille peut expliquer pourquoi vous la craignez tant et pourquoi vous avez pris des mesures aussi drastiques. J’ai peur cependant que cela implique quelques mois de prison.

Zalachenko se sentit tout à coup enjoué et il aurait éclaté de rire si cela n’avait pas été totalement impossible vu son état. Le seul résultat fut un faible frémissement de ses lèvres. Toute autre chose serait trop douloureuse.

— Alors c’est ça, notre stratégie commune ?

— Monsieur Zalachenko. Vous avez connaissance de la notion de contrôle des dégâts. Il est indispensable qu’on trouve une voie commune. Nous allons tout faire pour vous aider en vous fournissant un avocat et l’assistance nécessaire, mais nous avons besoin de votre collaboration et de certaines garanties.

— Je vais te donner une garantie. Vous allez veiller à faire disparaître tout ça. Il fit un geste avec la main. Niedermann est votre bouc émissaire et je garantis qu’il ne sera pas retrouvé.

— Il y a des preuves formelles qui…

— Laissez tomber les preuves formelles. Ce qui est important, c’est comment l’enquête est menée et comment les faits sont présentés. Voici ma garantie… si vous n’utilisez pas votre baguette magique pour faire disparaître tout ceci, j’inviterai les médias à une conférence de presse. Je connais des noms, des dates, des événements. Je n’ai tout de même pas besoin de te rappeler qui je suis ?

— Vous ne comprenez pas…

— Je comprends très bien. Tu n’es qu’un garçon de courses. Rapporte à ton chef ce que je viens de dire. Il comprendra. Dis-lui que j’ai des copies de… tout. Je vous torpillerai.

— Il faut qu’on essaie de se mettre d’accord.

— La conversation est terminée. Tu dégages, maintenant. Et dis-leur d’envoyer un homme la prochaine fois, un adulte avec qui je peux discuter.

Zalachenko tourna la tête de façon à couper le contact visuel avec son visiteur. Jonas Sandberg contempla Zalachenko un court moment. Puis il haussa les épaules et se releva. Il était presque arrivé à la porte lorsqu’il entendit de nouveau la voix de Zalachenko.

— Autre chose.

Sandberg se retourna.

— Salander.

— Qu’est-ce qu’elle a ?

— Elle doit disparaître.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

Pendant une seconde, Sandberg eut l’air si inquiet que Zalachenko dut sourire malgré la douleur qui lui vrilla la mâchoire.

— Vous êtes tous des couilles molles et je sais que vous avez trop de scrupules pour la tuer. Je sais aussi que vous n’avez pas non plus les moyens pour le faire. Qui s’en chargerait… toi ? Mais il faut qu’elle disparaisse. Son témoignage doit être déclaré non recevable. Elle doit retourner en institution pour le restant de ses jours.

 

 

LISBETH SALANDER ENTENDIT LES PAS dans le couloir devant sa chambre. Elle n’arriva pas à distinguer le nom de Jonas Sandberg et c’était la première fois qu’elle entendait ces pas-là.

Sa porte était en effet restée ouverte tout au long de la soirée, puisque les infirmières venaient la voir environ toutes les dix minutes. Elle avait entendu l’homme arriver et expliquer à une infirmière, tout près de sa porte, qu’il devait absolument voir M. Karl Axel Bodin pour une affaire urgente. Elle avait compris qu’il montrait sa carte, mais aucune parole n’avait été échangée qui fournissait un indice quant à son nom ou à la nature de la carte.

L’infirmière lui avait demandé d’attendre qu’elle aille voir si M. Karl Axel Bodin était réveillé. Lisbeth Salander en tira la conclusion que la carte devait être très convaincante.

Elle constata que l’infirmière prit à gauche dans le couloir et qu’elle fit 17 pas avant d’arriver à destination, puis que le visiteur parcourut la même distance en seulement 14 pas. Cela donnait une valeur moyenne de 15,5 pas. Elle estima la longueur des pas à 60 centimètres, ce qui, multiplié par 15,5, signifiait que Zalachenko se trouvait dans une chambre située à 930 centimètres à gauche dans le couloir. OK, disons 10 mètres. Elle estima que sa chambre faisait environ 5 mètres de large, ce qui signifierait que Zalachenko se trouvait à deux portes d’elle.

Selon les chiffres verts du réveil digital sur sa table de chevet, la visite dura exactement neuf minutes.

 

 

ZALACHENKO RESTA ÉVEILLÉ longtemps après que Jonas Sandberg l’eut quitté. Il supposa que ce n’était pas son véritable nom, puisque l’expérience lui avait enseigné que les espions amateurs suédois faisaient une fixation sur les noms de couverture même lorsque ça ne présentait aucune nécessité. Quoi qu’il en soit, ce Jonas (ou quel que soit son nom) était la première indication que la Section avait pris acte de sa situation. Vu le ramdam médiatique, il aurait été difficile d’y échapper. Sa visite était cependant aussi une confirmation que cette situation était source d’inquiétude. A très juste titre.

Il soupesa les avantages et les inconvénients, aligna des possibilités et rejeta des alternatives. Il avait compris et intégré que les choses avaient totalement foiré. Dans un monde idéal, il se serait en cet instant trouvé chez lui à Gosseberga, Ronald Niedermann aurait été en sécurité à l’étranger et Lisbeth Salander enterrée six pieds sous terre. Même si d’un point de vue rationnel il comprenait ce qui s’était passé, il avait le plus grand mal à comprendre comment elle avait pu sortir de la tombe, revenir à la ferme et détruire son existence en deux coups de hache. Elle était dotée de ressources insensées.

Par contre, il comprenait parfaitement bien ce qui s’était passé avec Ronald Niedermann et pourquoi il était parti en courant pour sa vie au lieu d’en finir une bonne fois pour toutes avec Salander. Il savait que quelque chose clochait dans la tête de Niedermann, qu’il avait des visions, qu’il voyait des fantômes. Plus d’une fois, il avait été obligé d’intervenir quand Niedermann avait agi de façon irrationnelle et s’était roulé en boule de terreur.

Ceci l’inquiétait. Compte tenu que Ronald Niedermann n’était pas encore arrêté, Zalachenko était persuadé qu’il avait fonctionné rationnellement pendant les jours suivant la fuite de Gosseberga. Il chercherait probablement à rejoindre Tallinn, où il trouverait une protection parmi les contacts dans l’empire criminel de Zalachenko. L’inquiétant était qu’on ne pouvait jamais prévoir le moment où Niedermann serait paralysé. Si cela avait lieu pendant la fuite, il commettrait des erreurs et, s’il commettait des erreurs, il se ferait choper. Il ne se rendrait pas de son plein gré et cela entraînerait la mort de policiers et selon toute vraisemblance la mort de Niedermann aussi.

Cette pensée tracassait Zalachenko. Il ne voulait pas que Niedermann meure. Niedermann était son fils. D’un autre côté, aussi regrettable cela fût-il, c’était un fait que Niedermann ne devait pas être capturé vivant. Niedermann n’avait jamais été appréhendé par la police et Zalachenko ne pouvait pas prévoir comment il réagirait lors d’un interrogatoire. Il devinait que Niedermann ne saurait malheureusement pas garder le silence. Ce serait donc un avantage s’il était tué en se faisant arrêter. Zalachenko pleurerait son fils, mais l’autre alternative serait pire. Elle signifierait qu’il passerait lui-même le restant de ses jours en prison.

Cependant, quarante-huit heures s’étaient déroulées depuis la fuite de Niedermann, et il n’avait pas encore été coincé. C’était bon signe. Cela indiquait que Niedermann était en état de marche et un Niedermann en état de marche était imbattable.

A long terme se profilait une autre inquiétude. Il se demanda comment Niedermann s’en sortirait tout seul sans son père à ses côtés pour le guider dans la vie. Au fil des ans, il avait remarqué que s’il cessait de donner des instructions ou s’il lâchait la bride à Niedermann pour qu’il prenne ses propres initiatives, celui-ci se laissait facilement glisser dans un état passif et apathique.

Zalachenko constata encore une fois que c’était une véritable calamité que son fils soit affublé de ces particularités. Ronald Niedermann était sans hésitation un être très intelligent, doté de qualités physiques qui faisaient de lui un homme redoutable et redouté. En outre, il était un excellent organisateur qui savait garder son sang-froid. Son seul problème était l’absence d’instinct de chef. Il avait tout le temps besoin de quelqu’un pour lui dire ce qu’il devait organiser.

Tout cela restait cependant pour l’heure hors de son contrôle. Maintenant il s’agissait de lui-même. Sa situation à lui, Zalachenko, était précaire, peut-être plus précaire que jamais.

La visite de maître Thomasson plus tôt dans la journée ne lui avait pas paru particulièrement rassurante. Thomasson était et restait un spécialiste en droit des sociétés, et toute son efficacité en la matière ne pouvait lui être d’un grand secours dans le contexte actuel.

Ensuite il y avait la visite de Jonas Sandberg. Sandberg constituait une bouée de sauvetage bien plus solide. Mais une bouée qui pourrait aussi se révéler un piège. Il lui fallait jouer ses cartes habilement et prendre le contrôle de la situation. Le contrôle était primordial.

Et au bout du compte, il pouvait faire confiance à ses propres ressources. Pour le moment, il avait besoin de soins médicaux. Mais dans quelques jours, peut-être une semaine, il aurait retrouvé ses forces. Si les choses étaient poussées à l’extrême, il ne pouvait peut-être compter que sur lui-même. Cela signifiait qu’il devait disparaître, au nez et à la barbe de tous les policiers qui lui tournaient autour. Il aurait besoin d’une cachette, d’un passeport et de liquide. Thomasson allait pouvoir lui procurer tout cela. Mais d’abord il lui faudrait se rétablir suffisamment pour avoir la force de s’enfuir.

A 1 heure, l’infirmière de nuit vint le voir. Il fit semblant de dormir. Quand elle referma la porte, il se dressa laborieusement dans le lit et bascula les jambes par-dessus le bord. Il resta assis sans bouger un long moment et testa son équilibre. Puis il posa doucement son pied gauche par terre. Par chance, le coup de hache avait touché sa jambe droite qui était déjà abîmée. Il tendit le bras pour attraper la prothèse dans l’armoire à côté du lit et la fixa au moignon. Puis il se leva. Il pesa sur sa jambe gauche intacte et essaya de poser la jambe droite. Quand il appuya dessus, une douleur fulgurante la traversa.

Il serra les dents et fit un pas. Il aurait eu besoin de ses cannes, mais il était persuadé que l’hôpital n’allait pas tarder à lui en proposer. Il prit appui sur le mur et boitilla jusqu’à la porte. Il lui fallut plusieurs minutes pour y arriver et il fut obligé de s’immobiliser après chaque pas pour maîtriser la douleur.

Il se reposa sur sa jambe valide, ouvrit très légèrement la porte et inspecta le couloir. Il ne vit personne et sortit la tête un peu plus. Il entendit des voix faibles à gauche et tourna la tête. Le local des infirmières de nuit se trouvait environ vingt mètres plus loin de l’autre côté du couloir.

Il tourna la tête à droite et vit la sortie au bout du couloir.

Plus tôt dans la journée, il s’était renseigné sur l’état de Lisbeth Salander. Il était malgré tout son père. Les infirmières avaient manifestement reçu l’instruction de ne pas parler des patients. Une infirmière avait juste dit sur un ton neutre que son état était stable. Mais, par réflexe, elle avait jeté un rapide coup d’œil vers la gauche dans le couloir.

Dans une des chambres entre la sienne et la salle des infirmières se trouvait Lisbeth Salander.

Il referma doucement la porte et retourna en boitant à son lit où il enleva la prothèse. Il était couvert de sueur lorsque enfin il put se glisser sous la couverture.

 

 

L’INSPECTEUR JERKER HOLMBERG revint à Stockholm vers midi le dimanche. Il était fatigué, il avait faim et se sentait éreinté. Il prit le métro et descendit à l’hôtel de ville puis continua à pied jusqu’à l’hôtel de police dans Bergsgatan, où il monta au bureau de l’inspecteur Jan Bublanski. Sonja Modig et Curt Bolinder étaient déjà là. Bublanski les avait convoqués pour cette réunion en plein dimanche parce qu’il savait que le chef de l’enquête préliminaire, Richard Ekström, était pris ailleurs.

— Merci d’avoir pu venir, dit Bublanski. Je crois qu’il est grand temps qu’on discute calmement entre nous pour essayer de faire la lumière sur tout ce merdier. Jerker, tu as du nouveau ?

— Rien que je n’aie pas déjà raconté au téléphone. Zalachenko ne cède pas d’un millimètre. Il est innocent sur toute la ligne et il ne peut nous aider en rien du tout. Prenez seulement…

— Oui ?

— Tu avais raison, Sonja. C’est l’un des individus les plus sinistres que j’aie jamais rencontrés. Ça fait un peu con de dire ça. Dans la police, on ne devrait pas raisonner en ces termes mais il y a quelque chose qui fait peur sous son vernis calculateur.

— OK, fit Bublanski en se raclant la gorge. Que savons-nous ? Sonja ?

Elle afficha un petit sourire.

— Les enquêteurs privés ont gagné ce round. Je ne trouve Zalachenko dans aucun registre officiel, alors qu’un Karl Axel Bodin est né en 1939 à Uddevalla. Ses parents s’appelaient Marianne et Georg Bodin. Ils ont existé, mais sont morts dans un accident en 1946. Karl Axel Bodin a grandi chez un oncle en Norvège. On n’a donc rien sur lui avant les années 1970 quand il est revenu en Suède. La version de Mikael Blomkvist comme quoi il est un ex-agent russe du GRO semble impossible à vérifier, mais je suis encline à croire qu’il a raison.

— Et ça impliquerait quoi ?

— Il a manifestement été pourvu d’une fausse identité. Cela a dû se faire avec l’assentiment des autorités.

— La Säpo, donc ?

— C’est ce qu’affirme Blomkvist. Mais je ne sais pas de quelle manière exactement ça se serait passé. Cela sous-entend que son certificat de naissance et un tas d’autres documents auraient été falsifiés et insérés dans les registres officiels suédois. Je n’ose pas me prononcer sur le côté légal de ces agissements. Tout dépend probablement de qui prend la décision. Mais pour que ça soit légal, la décision a quasiment dû être prise au niveau gouvernemental.

Un certain silence s’installa dans le bureau de Bublanski pendant que les quatre inspecteurs criminels considéraient les implications.

— OK, dit Bublanski. Nous sommes quatre flics complètement bouchés. Si le gouvernement est impliqué, ce n’est pas moi qui vais l’appeler pour interrogatoire.

— Hmm, fit Curt Bolinder. Ça pourrait carrément mener à une crise constitutionnelle. Aux Etats-Unis, on peut convoquer des membres du gouvernement pour interrogatoire devant un tribunal ordinaire. En Suède, ça doit passer par la Commission constitutionnelle.

— Ce qu’on pourrait faire, par contre, c’est demander au chef, dit Jerker Holmberg.

— Demander au chef ? dit Bublanski.

— Thorbjörn Fälldin[1]. C’était lui, le Premier ministre de l’époque.

— C’est ça. On va se pointer je ne sais pas où chez lui et demander à l’ancien Premier ministre s’il a trafiqué des papiers d’identité pour un espion russe transfuge. Je ne pense pas que ce soit une bonne idée.

— Fälldin habite à Ås, dans la commune de Härnösand. Je suis originaire de ce coin-là, à quelques kilomètres de chez lui. Mon père est centriste et il connaît très bien Fälldin. Je l’ai rencontré plusieurs fois, quand j’étais enfant mais adulte aussi. C’est quelqu’un de très décontracté.

Trois inspecteurs criminels fixèrent Jerker Holmberg d’un regard ahuri.

— Tu connais Fälldin, dit Bublanski avec hésitation.

Holmberg hocha la tête. Bublanski fit la moue.

— Très franchement…, dit Holmberg. Ça pourrait résoudre tout un tas de problèmes si on pouvait amener l’ancien Premier ministre à nous faire un compte rendu pour qu’on sache sur quoi se baser dans cette soupe. Je pourrais monter parler avec lui. S’il ne dit rien, il ne dit rien. Et s’il parle, cela nous épargnera peut-être pas mal de temps.

Bublanski réfléchit à la proposition. Puis il secoua la tête. Du coin de l’œil, il vit aussi bien Sonja Modig que Curt Bolinder hocher pensivement les leurs.

— Holmberg… c’est bien que tu le proposes, mais je pense qu’on va remettre ça à plus tard. Revenons à l’affaire. Sonja ?

— D’après Blomkvist, Zalachenko est arrivé ici en 1976. Pour autant que je peux comprendre, il n’y a qu’une personne qui a pu lui donner cette information.

— Gunnar Björck, dit Curt Bolinder.

— Qu’est-ce que Björck nous a dit ? demanda Jerker Holmberg.

— Pas grand-chose. Il invoque le secret professionnel et il dit qu’il ne peut rien discuter sans l’autorisation de ses supérieurs.

— Et qui sont ses supérieurs ?

— Il refuse de le dire.

— Alors que va-t-il lui arriver ?

— Je l’ai inculpé pour rémunération de services sexuels. Nous disposons d’une excellente documentation grâce à Dag Svensson. Ça a fait sortir Ekström de ses gonds, mais dans la mesure où j’avais établi un rapport, il risque des problèmes s’il abandonne l’enquête, dit Curt Bolinder.

— Aha. Infraction à la loi sur la rémunération de services sexuels. Qu’est-ce que ça donne, une amende, je suppose ?

— Probablement. Mais nous l’avons dans le système et nous pouvons le rappeler pour interrogatoire.

— Mais là nous sommes en train de marcher sur les plates-bandes de la Säpo. Ça pourrait entraîner des turbulences.

— Le problème, c’est que rien de ce qui s’est passé aujourd’hui n’aurait eu lieu si la Säpo n’avait pas été impliquée, d’une façon ou d’une autre. Il est possible que Zalachenko soit réellement un espion russe qui a déclaré forfait et demandé l’asile politique. Il est possible aussi qu’il ait travaillé pour la Säpo comme agent ou source, je ne sais pas comment on peut l’appeler, et qu’il existe une bonne raison de lui fournir une fausse identité et l’anonymat. Mais il y a trois hics. Premièrement, l’enquête qui a été menée, en 1991 et qui a fait interner Lisbeth Salander est illégale. Deuxièmement, l’activité de Zalachenko depuis cette date-là n’a strictement rien à voir avec la sécurité de la nation. Zalachenko est un gangster tout à fait ordinaire et très vraisemblablement complice d’une série d’homicides et d’autres crimes. Et troisièmement, il ne fait aucun doute qu’on a tiré sur Lisbeth Salander et qu’on l’a enterrée sur le terrain de Zalachenko à Gosseberga.

— Tiens, justement, j’aimerais vraiment le lire, ce fameux rapport, dit jerker Holmberg.

Bublanski s’assombrit.

— Ekström a mis la main dessus vendredi, et quand je lui ai demandé de me le rendre, il a dit qu’il ferait une copie, ce qu’il n’a jamais fait. Au lieu de ça, il m’a rappelé pour dire qu’il avait parlé avec le ministère public et qu’il y a un problème. Selon le procureur de la nation, le classement en secret-défense signifie que ce rapport ne doit pas circuler et être copié. Le procureur a exigé qu’on lui rende toutes les copies jusqu’à ce que l’affaire soit élucidée. Et Sonja a donc été obligée de rendre la copie qu’elle avait.

— Ça veut dire qu’on ne dispose plus de ce rapport ?

— Oui.

— Merde, dit Holmberg. Ça n’augure rien de bon.

— Non, dit Bublanski. Mais ça veut surtout dire que quelqu’un agit contre nous et qu’en plus il agit très vite et efficacement. C’est cette enquête-là qui nous avait mis sur la bonne piste.

— Alors il nous faut déterminer qui agit contre nous, dit Holmberg.

— Un instant, dit Sonja Modig. Nous avons Peter Teleborian aussi. Il a contribué à notre enquête en nous fournissant un profil de Lisbeth Salander.

— Exactement, dit Bublanski d’une voix encore plus sombre. Et qu’a-t-il dit ?

— Il était très inquiet pour sa sécurité et il voulait son bien. Mais une fois terminé son baratin, il a dit qu’elle était très dangereuse et susceptible de résister. Nous avons basé une grande partie de notre raisonnement sur ce qu’il a dit.

— Et il a aussi pas mal affolé Hans Faste, dit Holmberg. On a de ses nouvelles à celui-là, d’ailleurs ?

— Il est en congé, répondit Bublanski sèchement. La question est maintenant de savoir quoi faire.

Ils passèrent les deux heures suivantes à discuter différentes possibilités. La seule décision pratique qui fut prise était que Sonja Modig retournerait à Göteborg le lendemain pour entendre si Lisbeth Salander avait quelque chose à dire. Lorsque enfin ils mirent un terme à la réunion, Sonja Modig et Curt Bolinder descendirent ensemble dans le garage.

— J’ai pensé à un truc… Curt Bolinder s’arrêta.

— Oui ? demanda Modig.

— Simplement, quand on parlait avec Teleborian, tu étais la seule dans le groupe à poser des questions et à t’opposer.

— Oui.

— Oui… donc. Bon instinct, dit-il.

Curt Bolinder n’avait pas la réputation de distribuer des fleurs et c’était définitivement la première fois qu’il disait quelque chose de positif ou d’encourageant à Sonja Modig. Il l’abandonna avec sa surprise devant sa voiture.

 

La reine du palais des courants d'air
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